Article de Marc H. Bornstein

Toucher - COMPRENDRE - RéPONDRE au monde qui nous entoure

Vous pouvez fermer les yeux et essayer d'imaginer ce que signifie être aveugle ou boucher vos oreilles et imaginer ce que signifie être sourd. Mais il est extrêmement difficile d'imaginer ce que signifie être privé du toucher. Notre sens du toucher est en éveil permanent. Il transmet, par la peau, une palette variée de sensations: une caresse douce sur le bras, la piqûre d'une abeille, un courant d'air froid ou une démangeaison. Comme l’a dit un chercheur spécialiste du toucher, nous ne pouvons imaginer la vie sans le sens du toucher car le toucher est profondément ancré dans notre inconscient. Que savons-nous à propos du toucher ? Nous allons découvrir ici la prééminence du toucher parmi les cinq sens, les informations fondamentales que le toucher transmet, le fonctionnement et la biologie du toucher, notre façon d'appréhender le monde par le biais du toucher, la façon dont le toucher façonne notre bien-être émotionnel et social, la signification du toucher sur les plans culturel et individuel mais aussi les nombreuses utilisations thérapeutiques et pratiques du contact physique.

La prééminence du toucher dans le développement

Le toucher est le premier sens qui apparaît in utero. Dès 8 semaines après la conception, nous avons la preuve que le fœtus ressent le contact sur son visage et réagit à une stimulation à cet endroit. À 14 semaines, son corps entier répond au toucher. Le fœtus commence à accumuler des expériences sensorielles par le toucher alors qu’il est encore dans l’utérus : il ressent la chaleur et le mouvement du liquide amniotique, ainsi que les formes de son propre corps qu'il explore activement. Le fœtus répond même au contact physique lui parvenant de l'extérieur. Entre 21 et 33 semaines après la conception, nous avons pu observer que le fœtus bouge ses bras, sa tête et sa bouche en réponse aux caresses de sa mère sur son ventre. Tout de suite après la naissance, le nouveau-né se sert de sa sensibilité tactile au niveau de la bouche pour se nourrir au sein ou au biberon. Le contact physique avec la personne qui s'occupe de lui permet au nouveau-né de découvrir le monde qui l'entoure. Même si le nouveau-né n'a pas besoin de s'agripper à la personne qui le soigne comme le font les autres primates, il possède ce réflexe universel de serrer fermement le doigt qu'il sent dans sa main.
« Chaque chose doit d'abord être ressentie pour être comprise. »

Le toucher et les autres sens fonctionnent ensemble

Nos cinq sens (la vue, l'ouïe, l'odorat, le goût et le toucher) sont notre porte d'entrée sur le monde : chaque chose doit d'abord être ressentie pour être comprise. Les sens fonctionnent naturellement ensemble pour nous aider à concevoir et apprécier ce qui nous entoure. Par exemple, nous faisons appel à la vue et au goût pour décider si un aliment peut être consommé sans danger, à l'ouïe et à la vue pour vérifier si le bruit provenant des bois est anodin ou menaçant, et au toucher et à la vue pour évaluer comment attraper et soulever un objet. La stimulation de nos sens alimente notre développement sur les plans biologique, cognitif, social et émotionnel. Une personne peut cependant être privée de la vue, de l'ouïe, du goût ou de l'odorat et continuer à mener une vie riche et s’épanouir. Mais que se passe-t-il si quelqu’un est privé du toucher ? Bien qu'il soit difficile d'évaluer le rôle précis joué par chaque sens lors d'une stimulation, cet article explore les nombreuses contributions irremplaçables du toucher dans notre développement, ainsi que la façon dont nous percevons les autres et comment nous interagissons avec eux.

Le toucher apporte des informations

Le toucher nous transmet un grand nombre d'informations sur le monde. Nous avons besoin du toucher pour savoir comment nous déplacer dans notre environnement. Il y a très longtemps, le philosophe grec Aristote a écrit De l’âme, un traité où il établit très clairement un lien entre la perception du toucher et l'intelligence pratique. En français, le verbe « saisir » est d’ailleurs un synonyme de comprendre. Par le toucher, nous identifions où et quand un objet entre en contact avec notre peau et quelles sont ses nombreuses et différentes propriétés : dur ou mou, rugueux ou doux, lourd ou léger, chaud ou froid. Nous distinguons même de subtiles différences entre les différents types de contact physique : une petite tape, une étreinte, un pincement, une caresse ou un chatouillement pour n'en citer que quelques-uns. Le toucher transmet aussi bien de la douleur que du plaisir. Il est un vecteur de communication des émotions : une caresse douce ou une poussée brutale nous indique instantanément ce que ressent la personne face à nous. En effet, même les nouveaux-nés se servent du toucher pour collecter des informations sur les principales propriétés d'un objet, comme sa texture, son poids ou sa température.

Nous ressentons le toucher principalement par la peau, l'organe le plus étendu de notre corps et qui le protège comme une armure. La peau sert de barrière à des éléments dangereux comme certains germes pathogènes, tout en conservant des fluides corporels vitaux. Notre peau nous permet de maintenir une température corporelle normale et peut se réparer d’elle-même, comme par miracle, lorsqu'elle est abîmée.

Au-delà de la peau: Les mécanismes du toucher

La couche supérieure de la peau s'appelle l'épiderme et la plupart des récepteurs tactiles (les terminaisons nerveuses) se trouvent juste en-dessous, dans le derme. Les récepteurs tactiles transmettent les sensations tactiles de la peau à notre cerveau. Toutes les zones du corps n'ont pas la même sensibilité au toucher. Le bout des doigts, les lèvres et la langue sont plus sensibles que l’abdomen ou le dos. Par exemple, nous pouvons distinguer deux picotements espacés de seulement 2 mm au bout du doigt, mais il faudra une distance de 30 à 40 mm pour les distinguer en bas du dos. La différence de sensibilité est due à la plus grande concentration de récepteurs tactiles au bout des doigts que dans le bas du dos. La quantité et la répartition des récepteurs tactiles sur notre corps ainsi que les zones les plus sensibles sont celles qui sont le plus largement représentées dans les zones du cerveau où les informations liées au toucher sont traitées (essentiellement le cortex somatosensoriel). De façon remarquable, les expériences tactiles ont une influence sur la représentation des parties du corps dans notre cerveau. Par exemple, le fait de jouer de certains instruments à corde, comme le violon qui requiert un doigté permanent de la main gauche (tandis que la main droite tient l'archet) se traduit par une plus grande représentation des doigts de la main gauche dans le cortex somatosensoriel. C'est ce qu'a montré l'autopsie du cerveau d'Albert Einstein, qui a commencé à jouer du violon dès le plus jeune âge.
Outre leur nombre et leur localisation, les récepteurs tactiles se déclinent également en plusieurs types qui signalent différentes sensations tactiles. Certains récepteurs sont spécifiques à une stimulation mécanique (comme une pression, une vibration ou une texture), d'autres à la température, à la douleur et même aux caresses douces (qui jouent un rôle particulier évidemment , dans notre bien-être émotionnel). Les récepteurs tactiles nous parlent des objets que nous explorons (perception haptique ou active), ex : nous considérons qu’une pêche est certainement mûre parce qu’elle est tendre au toucher, mais ils nous informent aussi lorsque nous ressentons un contact (perception passive), par exemple, lorsqu'une personne nous tape sur l'épaule ou qu'un pull nous gratte. Les thermorécepteurs nous aident également à réguler la température de notre corps et nous préviennent si une chose est trop chaude ou trop froide au point de nous faire du mal. De même, les récepteurs de la douleur nous alertent sur les dangers menaçant notre intégrité physique et nous incitent à réagir en conséquence, par exemple pour trouver et retirer une écharde douloureuse. D'autres récepteurs tactiles se trouvent dans nos muscles, nos articulations et nos tendons. Ces récepteurs transmettent des informations sur nos mouvements et la position de notre corps (perception kinesthésique). Certains récepteurs tactiles sont plutôt lents pour envoyer des messages au cerveau tandis que d’autres sont beaucoup plus rapides, comme la flamme touchant notre peau. Certains encore persistent à signaler une sensation alors que d'autres s'adaptent et finissent par ne plus la signaler (nous sommes à peine conscients de la sensation permanente des vêtements sur notre peau par exemple). L'ensemble de nos récepteurs tactiles nous permet de ressentir des sensations nombreuses et variées.
« De nombreuses études ont examiné les effets d'une stimulation complémentaire sur le développement des bébés prématurés.»

LE SENS DU TOUCHER EST ANCRÉ EN NOUS

Beaucoup de ce que nous savons sur la biologie des contacts physiques provient étonnamment d'études sur la privation de contact chez les rats, les singes mais également chez les enfants ayant vécu des situations difficiles, comme les bébés prématurés en couveuse ou les enfants placés en institution. Les études sur les animaux ont été particulièrement révélatrices. Dans de nombreux cas, les jeunes animaux séparés de leurs mères montrent des retards de développement et des anomalies comportementales considérables. Mais en quoi exactement l'absence d’attention maternelle peut-elle entraîner ces effets négatifs ? Pour tenter de répondre à cette question, dans les années 80, des chercheurs ont séparé des ratons nouveau-nés de leurs mères et ont documenté les retards de développement observés. Ces retards étaient accompagnés de changements significatifs dans la biochimie des ratons, notamment la suppression de la libération d'hormone de croissance et de synthèse des protéines. La question se posa ensuite de savoir quel type de stimulation permettrait un retour à la normale de ces paramètres de croissance. Le contrôle de la température du corps, le nourrissage ou les stimulations olfactives, visuelles et auditives des ratons n'ont eu aucun effet sur leur croissance. Même lorsqu'ils étaient remis en contact avec les ratons de la même portée et leurs mères, qui avaient été anesthésiées pour empêcher la stimulation maternelle mais pas l'allaitement, la croissance des ratons ne se rétablissait pas. L'élément fondamental manquant se révéla être la stimulation tactile qui s'opère normalement lorsque les mères lèchent leurs bébés au moment de la toilette. Quand les chercheurs ont simulé ces sensations tactiles en caressant les ratons avec un pinceau humide, en imitant la pression et la fréquence du léchage de leurs mères, la production d'hormone de croissance et la synthèse des protéines revinrent à un niveau normal. La perte de stimulation tactile de leurs mères a eu des effets à long terme sur la physiologie des ratons : ceux bénéficiant fréquemment du léchage de leurs mères à la naissance s'adaptaient plus facilement au stress, à l'image des rats adultes, que ceux en ayant peu bénéficié. Ces études sur les animaux ont amélioré notre compréhension du rôle du toucher dans le développement humain. Deux « expériences naturelles » montrent ce qui se produit chez les bébés humains lorsqu’ils sont privés de contact physique. La première situation est celle de la prématurité et de l’isolement dans les unités de soins intensifs néonatals et la seconde celle des enfants ayant grandi dans un orphelinat. Une étude menée dans les années 60 a montré que les bébés placés dans des structures d’accueil et bénéficiant de seulement 20 minutes supplémentaires par jour de stimulation tactile s’en sortaient considérablement mieux au bout de 10 semaines. À la fin des années 80, la situation désespérée d’orphelins roumains qui vivaient dans des conditions alarmantes et dans un environnement austère a fait le tour du monde. Ils étaient privés d’une stimulation normale sur le plan humain et environnemental, ce qui a entraîné des retards considérables de croissance sur le long terme et un très mauvais développement socio-émotionnel. Ils ont évidemment manqué de stimulation sur de nombreux plans mais, en raison du manque de personnel de l’orphelinat, le manque de stimulations tactiles (de contacts physiques) a été le plus difficile pour ces orphelins malchanceux.
Les grands prématurés peuvent passer les premières semaines (voire les premiers mois) après la naissance en couveuse et ne font donc pas l’expérience normale des diverses stimulations sensorielles, notamment du toucher. Grâce aux progrès des soins médicaux, le taux de survie de ces bébés s’est largement amélioré. Cependant, le défi de maintenir une croissance et un développement normaux pour ces enfants prématurés reste entier car nombreux sont ceux qui souffrent de déficits à cet égard.
De nombreuses études se sont intéressées aux effets d’une stimulation complémentaire sur le développement des bébés prématurés. Sans surprise, en raison de la relative prépondérance de certains sens aux premiers stades du développement (lorsque la vue et l’ouïe ne sont pas autant développés que le toucher), la stimulation tactile joue un rôle remarquable dans l’amélioration du niveau de développement. Suite aux études sur la stimulation tactile des ratons, les chercheurs ont voulu savoir si les contacts physiques, sous forme de massages, associés à des mouvements des membres, pouvaient améliorer les résultats pour les bébés prématurés. Il s’est avéré que les bébés prématurés recevant davantage de stimulations tactiles prenaient plus de poids, étaient plus actifs, montraient de meilleures performances aux tests d’évaluation concernant le développement (notamment pour l’orientation, le développement moteur et la régulation émotionnelle) et restaient en moyenne moins longtemps à l’hôpital que ceux qui n’en recevaient pas. Ces résultats restaient valables même en prenant en compte d’autres stimulations, la prise d’aliments et le statut médical des bébés. De plus, les effets des massages ont eu des bénéfices à long terme : les tests effectués sur 8 à 12 mois ont montré que les bébés ayant été massés avaient pris plus de poids et obtenaient de meilleurs scores en termes de développement psychomoteur. Chez les bébés ayant un développement normal, des effets bénéfiques sur le développement ont été découverts. Le paradigme du « visage impassible » est une expérience psychologique où la mère interagit d’abord normalement avec son enfant puis, adopte un comportement inexpressif, en restant immobile et en cessant d’interagir avec lui. Le visage impassible simule ainsi la privation maternelle en rendant la mère temporairement indisponible à toute interaction sociale avec son enfant. Normalement, dès l’âge de 2 mois, le bébé s’énerve au cours de cette expérience. Il manifeste des réponses négatives sur le plan physiologique (hormonal et cardiaque) et comportemental (retrait, évitement du regard, auto-apaisement et excitation négative). Cependant, si la mère garde un visage impassible tout en continuant à toucher son bébé, celui-ci pleure moins, manifeste moins d’anxiété. Les réactions physiologiques négatives sont également moindres.
L’ensemble de ces études sur la privation de contact physique démontre le rôle essentiel du toucher dans la régulation de la biologie et du comportement. Par ailleurs, de multiples travaux ont répertorié les nombreux effets positifs du toucher sur le stress des bébés, sur l’éveil, le rythme cardiaque, la pression sanguine, le système immunitaire, etc. Presque partout dans le monde, les parents emmaillotent leurs bébés. Cette technique est un moyen efficace de les calmer, de réduire leur stress, de faire baisser leur rythme cardiaque et d’améliorer la qualité de leur sommeil. Les mêmes effets apaisants du toucher se retrouvent chez l’adulte. Le contact physique (comme se tenir la main, s’enlacer ou se faire masser par son partenaire avant d’affronter une situation stressante -un discours en public par exemple-) a pour effet de diminuer la tension artérielle, le rythme cardiaque et le niveau des hormones liées au stress. Des couples de grands-parents volontaires ont fait l’expérience de se masser entre eux et de prodiguer des massages à des enfants en bas âge. Les résultats ont montré que tous étaient ensuite moins sujets à l’anxiété et à la dépression, bénéficiaient d’un meilleur sommeil et de niveaux plus faibles d’hormones liées au stress. Le toucher possède de nombreuses fonctions thérapeutiques et pratiques que nous allons aborder ci-dessous.
« Le toucher nous indique même la meilleure façon de saisir un objet. »

Le toucher influence notre façon de comprendre le monde

Le toucher joue un rôle essentiel dans notre façon d’appréhender le monde qui nous entoure. Le nourrisson explore d’abord le monde grâce aux récepteurs tactiles de sa bouche et de sa langue. Le nouveau-né tourne la tête de manière assurée vers la main qui lui touche le côté de la bouche ou la joue et, dans les quelques mois qui suivent, il découvre avec enthousiasme ses mains, ses pieds, ses vêtements et sa couverture avec sa bouche. Tout le monde sait que les bébés portent invariablement tous les objets qu’ils saisissent à la bouche pour en découvrir les caractéristiques. Cette coordination main-bouche a même été observée in utero, par exemple lorsqu’un fœtus suce son pouce. Le nouveau-né est déjà capable de distinguer certains aspects d’un objet en le touchant, comme sa texture et son poids. Ensuite, vers l’âge de 3 ou 4 mois, la façon dont le nourrisson palpe les objets correspond aux caractéristiques de l’objet, comme par exemple, en grattant un jouet rugueux mais pas un objet doux. La manipulation active d’un objet transmet de nombreuses informations sur les propriétés de l’objet, des informations qu’un simple contact statique ne peut donner.
En général, les adultes utilisent tous leurs sens disponibles pour découvrir le monde, mais chacun a déjà eu l’occasion d’utiliser instinctivement le toucher actif, comme en cherchant une paire de clés à l’aveugle dans une poche ou en mettant les mains devant soi pour trouver son chemin dans le noir en se fiant uniquement au toucher.
Les adultes déploient plusieurs techniques d’exploration tactiles différentes, principalement lorsque la vue est indisponible, et chacune d’entre elles vise à obtenir un type d’informations en particulier : passer la main sur la surface d’un objet pour définir sa texture, presser un objet pour savoir s’il est dur ou souple, passer le doigt sur les bords d’un objet pour identifier ses contours, saisir un objet pour évaluer sa forme et son volume, mettre la main sur un objet pour connaître sa température et tenir un objet pour estimer son poids. Le toucher nous indique même la meilleure façon de saisir un objet. Repensez à la dernière fois que vous avez ajusté la position de votre main sur un outil pour mieux vous en servir. D'ailleurs, les personnes souffrant au niveau des mains laissent souvent tomber les objets car elles n’ont pas suffisamment de récepteurs tactiles pour informer le cerveau de la nécessité de rajuster leur prise. Avec l’âge, la densité des récepteurs tactiles et par conséquent la sensibilité au toucher diminue, ce qui rend souvent les personnes âgées plus maladroites.
« UN SIMPLE CONTACT TACTILE INFLUENCE NOS ÉMOTIONS. »

Le toucher façonne notre bien-être émotionnel et social

Le simple fait que quelqu’un nous touche affecte la manière dont nous nous sentons. Une main posée sur le dos nous aide à nous détendre, nous rend heureux, tandis qu'un coup sur le bras nous agite et nous rend nerveux. Le toucher affecte également notre sentiment vis-à-vis des autres. L’une des premières expériences sociales du bébé est celle du contact physique plein d’amour avec la personne qui s’occupe de lui, sa mère le plus souvent. Un tel contact favorise le sentiment de sécurité et de confiance du nourrisson et renforce le lien entre eux. Le terme d’ « attachement » est utilisé pour décrire ce lien particulier qui se crée entre le nourrisson et la personne qui s’en occupe le plus. L’éthologue John Bowlby a développé une théorie selon laquelle ce lien unique se développait afin de garantir la survie du nourrisson, en maintenant la mère et son bébé sans défense en contact physique étroit.
Les expérimentations révolutionnaires du psychologue Harry Harlow sur les bébés singes rhésus ont confirmé l’importance du «contact réconfortant» dans le développement social et émotionnel. Les bébés singes placés auprès de deux mères de substitution en fil de fer, l’une étant recouverte d’un tissu éponge et l’autre distribuant le lait nécessaire à leur survie, passaient la plus grande partie de leur temps agrippés à la première, tandis qu’ils allaient se nourrir auprès de l’autre pendant seulement de courts instants. Plus tard, seule la « mère » en tissu éponge était source de réconfort et les singes l’utilisaient comme base de sécurité pour explorer leur environnement.
Le toilettage social chez nos cousins les primates (macaques et chimpanzés) entraîne un contact physique rapproché et occupe une place significative dans leur journée, juste après la cueillette et l’alimentation. Ce type de contact a plusieurs fonctions : il définit et renforce les relations sociales (par ex. entre la mère et sa progéniture, entre parents proches, entre adultes dominants et dominés ou entre partenaires sexuels), il facilite la création de nouvelles relations (par ex. un chimpanzé est davantage susceptible de partager sa nourriture avec un chimpanzé qui lui a fait sa toilette plus tôt dans la journée) et il aide à résoudre les conflits et à réduire l’agressivité.
La signification socio-émotionnelle du toucher dure toute la vie, et les chercheurs désignent dorénavant la peau comme l’« organe social ». Les neuroscientifiques ont découvert que les fonctions sociales du toucher font en réalité partie de notre structure neuronale. Par exemple, certains mécanorécepteurs cutanés répondent uniquement à des caresses effectuées à une pression et une vitesse ressemblant à celles d’une caresse douce et lorsqu’ils sont stimulés de cette façon, ils génèrent une sensation agréable. Ces récepteurs communiquent à leur tour, non avec la partie sensori-motrice du cerveau, qui est le terminal des autres mécanorécepteurs, mais avec les parties du cerveau traitant les informations émotionnelles et sociales.
La sensation agréable créée par le contact de peau à peau favorise un comportement affiliatif entre les personnes, ce qui facilite la sociabilité. Lorsque Roméo voit Juliette pour la première fois, il se dit à lui-même : « Voyez comme elle appuie sa joue sur sa main ! Oh ! que ne suis-je le gant de cette main ! Je toucherais sa joue ! »
Le contact physique est vital pour la confiance, la coopération et l’esprit de groupe. Par exemple, chez les joueurs de basket professionnels, les gestes effectués pour célébrer un panier, tels que se taper dans les mains ou se sauter dessus la poitrine en avant, renforcent la coopération et, par conséquent, améliorent les performances individuelles et collectives. Un contact physique, même léger, influe sur les relations sociales d'une manière que nous ne soupçonnons même pas.
Ainsi, il a été observé que, durant un échange marchand, les personnes qui ont eu un contact amical , ont tendance à laisser des pourboires plus importants, rendre la monnaie oubliée, accorder de meilleures notes aux commerçants ou même dépenser davantage. La caresse douce d’un(e) partenaire attentionné(e) peut même réduire la sensation subjective de la douleur. Des scientifiques évolutionnistes en ont conclu que la fonction affective du toucher a évolué pour favoriser les contacts physiques positifs, tels que les interactions sociales bienveillantes et qu’elle est donc essentielle aux relations humaines positives tout au long de la vie. Les contacts physiques peuvent aussi communiquer une grande variété d’émotions allant de l’amour à la haine, et sont aussi parlants qu’un visage ou une voix. En français, certaines expressions courantes comme « touchant » ou « être touché » par quelqu’un ou quelque chose, expriment clairement une émotion.
« Parfois, se rapprocher de quelqu’un et lui prendre la main est le début D'UN VOYAGE. »

Vera Nazarian

Auteure de science-fiction

SIGNIFICATIONS CULTURELLES ET INDIVIDUELLES DU CONTACT

Toutes les formes de contacts physiques ne sont pas égales. La signification du toucher est étonnamment complexe car elle reflète plusieurs facteurs : les caractéristiques de ce contact physique mais aussi notre histoire personnelle, notre situation et notre culture. Les contacts physiques mécaniques ont des propriétés physiques différentes qui se traduisent par des sensations et des perceptions différentes : l’intensité du toucher (une tape par rapport à une piqûre), la fréquence du toucher (une tape dans le dos par rapport à un tapotement répété), la durée du contact physique (une étreinte rapide par rapport à un contact prolongé), l’endroit du corps où le contact se produit (un pincement de la joue par rapport à un pincement aux fesses). Tous ces paramètres influencent notre façon de ressentir le contact physique (de façon agréable, désagréable ou douloureuse) et nous indiquent aussi si le toucher transmet de l’affection ou de l’agressivité.
Quel contact avec qui ? Comment ? sont des questions à se poser pour chaque individu, selon le sexe, le statut social. S’il est agréable qu'un ami vous enlace, un tel geste peut paraître déplacé lorsqu’il vient d’un étranger ou de votre employeur. Les contacts physiques reflètent les différences de statut entre les groupes ainsi que le sexe et l’âge. La façon de se saluer à travers le monde intègre souvent le rituel d’un contact physique. Ashley Montagu, un anthropologue anglo-américain, a répertorié un formidable éventail de manières de se saluer par un contact physique à travers le monde dont la bise (une, deux ou plus), le frottement de nez, le frottement de joue, la tape dans le dos, la poignée de main, le positionnement de la main sur le cœur, le fait de se placer tête contre tête, etc. De nos jours, se taper les poings est à la fois une manière de se saluer et de partager sa joie. Comme le disait un philosophe : « Parfois, s'approcher et prendre la main de quelqu'un est le début d'un voyage. »
La signification socio-émotionnelle du contact est le reflet profond d’une culture. Chaque culture a sa propre définition de ce qu’est un contact physique approprié ou déplacé. Serrer la main d’une personne de sexe opposé peut être agréablement reçu dans une culture et considéré comme désagréable, déplacé voire agressif dans une culture où les individus de sexes opposés n’ont pas le droit de se toucher. La fréquence à laquelle les gens se touchent varie en fonction des cultures et est liée aux traditions culturelles. Par exemple, au Cameroun où l’interdépendance des relations sociales est la norme, les mères maintiennent un contact physique avec leurs bébés beaucoup plus longtemps que les mères en Grèce, où le modèle de développement personnel encourage davantage l’indépendance des individus. Certains spécialistes affirment que les sociétés culturellement plus tactiles paraissent souvent plus apaisées que celles où les contacts physiques sont moins fréquents. Notre culture nous enseigne également ce qu’est un comportement acceptable ou inacceptable en termes de contact physique, cela conditionne notre manière d’aller vers les autres et notre façon d’interpréter les contacts physiques.

Utilisations thérapeutiques et pratiques du CONTACT

Parce qu’il est omniprésent dans nos vies et qu’il est aussi un moyen fort de communiquer des informations et des émotions, le sens du toucher est utilisé d’innombrables façons dans nos sociétés. Le Braille, qui permet aux personnes malvoyantes de lire, consiste en un système de points en relief, séparés par des espaces, qu’il faut parcourir du bout des doigts sur la page. Certaines machines ont été conçues en prenant en compte la capacité de toucher des personnes malvoyantes, pour mieux les aider. Par exemple, les capteurs tactiles permettent aux personnes malentendantes et malvoyantes d’utiliser un ordinateur, un smartphone ou un ascenseur.

Les usages thérapeutiques du contact physique remontent à des millénaires et de nos jours, les bienfaits réparateurs du contact avec la peau se retrouvent dans de nombreuses pratiques. Un exemple parlant est celui du portage kangourou (le nom fait référence à la façon dont les mamans kangourous portent leurs petits) : le nourrisson est maintenu, peau à peau, contre la poitrine nue de sa mère. Les soins dits « kangourou » ont commencé à Bogota, en Colombie, où les hôpitaux présentaient des taux de mortalité élevés des nouveaux-nés à cause du manque de couveuses et de leur mauvais état. Les mères étaient encouragées à tenir leurs bébés contre elles pendant de longues périodes, notamment lorsqu’elles leur donnaient le sein. Le taux de mortalité n’a pas tardé à décliner.
Dans les années qui ont suivi, de nombreuses études ont été menées pour étudier les nombreux bienfaits, substantiels et durables, pour les bébés et leurs familles. Dans les pays à revenus faibles et moyens, ces soins « kangourou » se sont révélés être un moyen de réduire la mortalité, les infections et leur gravité, la durée des séjours à l’hôpital mais aussi d’améliorer le lien mère-enfant, l’allaitement et l’épanouissement maternel. Dans les pays à hauts revenus, où les taux de mortalité infantile sont moins élevés, cette technique est considérée comme un moyen de renforcer le lien mère-enfant et d’encourager l’allaitement. Les effets rapportés sont notamment une plus grande stabilité de la température corporelle et des capacités cardio-respiratoires, une meilleure qualité du sommeil, des performances améliorées lors des tests comportementaux, une perception réduite de la douleur et un environnement familial plus épanouissant.
Il n’est pas étonnant que les soins « kangourou » et les autres formes de contact peau contre peau fassent partie intégrante des soins prodigués aux nouveau-nés dans de nombreux hôpitaux. Les massages thérapeutiques font partie des autres pratiques reconnaissant les multiples bienfaits du contact avec la peau (outre ceux déjà évoqués chez les bébés prématurés) : baisse de la tension artérielle, de l’anxiété, du rythme cardiaque, des symptômes de la dépression, des douleurs même persistantes dans le bas du dos, pour n’en citer que quelques-uns. Hippocrate, le père de la médecine, aurait d’ailleurs déclaré : « Quiconque désire étudier la médecine doit maîtriser l’art du massage ».
« Un trait commun de la nature fait du monde entier une seule famille. »

L’INSTINCT DU TOUCHER

Le toucher se trouve à la croisée des sciences et des civilisations. Grâce aux sciences naturelles et à la médecine, nous sommes parvenus à comprendre en détail les mécanismes d’action et les effets du toucher sur les plans biochimique, biologique et neurologique. Grâce aux sciences comportementales et sociales, nous avons réussi à identifier la signification et les fonctions du toucher dont nous faisons l’expérience quotidienne. Toucher et être touché sont des actes tellement courants que nous les considérons comme normaux et n’y prêtons presque plus attention, à l’exception bien sûr de ceux qui nous procurent des émotions ou sont déplacés. Certains contacts sont résolument négatifs. Ceux qui ne sont pas désirés, les gifles ou les coups posent des problèmes fondamentaux et ont des conséquences néfastes à long terme, aussi bien chez l’enfant que chez l’adulte. Le confinement et la solitude qu’il génère, le fait de ne plus être « en contact » avec les autres, ont des conséquences psychologiques négatives. Cependant, comme nous le savons désormais, de nombreux contacts physiques sont agréables, désirés et essentiels dans nos vies. Comme l’écrivait William Shakespeare dans sa pièce Troïlus et Cressida : « Un trait commun de la nature fait du monde entier une seule famille. »

Marc H. Bornstein

Marc H. Bornstein est l'un des plus grands spécialistes du développement de l'enfant. À ce titre, il a effectué de nombreuses recherches exhaustives sur les effets des contacts physiques sur le développement humain.

Il a étudié à Columbia et est titulaire d’une licence et d’un doctorat de l'université de Yale. Il a également reçu un doctorat honoris causa des universités de Padoue et de Trente. Il a publié de nombreux articles en recherche expérimentale, méthodologique, comparative, développementale et culturelle, dans les domaines des neurosciences, de la pédiatrie et de la neuro-esthétique.